couverture de LES NOUVEAUX ESPACES DE LIBERTÉ
224 pages - 16,00 €
Éditions Lignes

LES NOUVEAUX ESPACES DE LIBERTÉ

Il y a, dans Les Nouveaux espaces de liberté, livre rédigé à quatre mains au tout début des années 1980, une énergie rare qui contraste avec le recul de l’orientation révolutionnaire dans les années 1970. Ici, aucun recul – aucune « mort du politique », comme on disait beaucoup alors ; au contraire, une volonté d’affirmation réitérée et réorientée. Affirmation politique.

Texte suivi de :
DES LIBERTÉS EN EUROPE, de Félix Guattari,
de LETTRE ARCHÉOLOGIQUE, de Toni Negri
et de la « POSTFACE » à l’édition américaine de 1990, de Toni Negri

Lignes a entrepris de publier/republier les textes inédits ou épuisés de Félix Guattari, entreprise commencée avec les très importants Écrits pour l’anti-Œdipe ; poursuivie par les 65 rêves de Franz Kafka. Les Nouveaux espaces de liberté est un livre passionnant, qui ne connut qu’une diffusion confidentielle lors de sa première édition, en 1985. C’est un ouvrage qui intéresse l’époque dans laquelle il a été écrit (qui s ’inscrit contre elle, certes, mais qui déroute aussi ceux dans l’amitié desquels il l’a été) ; qui intéresse la nôtre aussi bien, vingt-cinq ans plus tard, et à plus d’un titre.

Comme dans tout livre écrit à deux voix ou à quatre mains, il est difficile de distinguer ce qui doit à chacun. Il ne faut pas mésestimer cependant le fait que, si c’est le premier livre coécrit par Toni Negri, longtemps donc avant ceux écrits avec Michaël Hardt (entre autres, le très célèbre Empire dont il s’est vendu un million d’exemplaires dans le monde), c’est le quatrième coécrit par Félix Guattari – il est alors et aussi l’auteur de rien de moins que L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, écrits avec Gilles Deleuze, livres emblématiques des années qui ont juste précédé. D’une certaine façon, donc, l’ascendant de Guattari est possible. Ce que confirme la forte présence de représentations et de conceptualisations explicitement guattariennes. Présence d’autant plus sensible que le caractère températeur du rôle de Deleuze ne s’exerce pas ici ; que Guattari s’y montre tout à fait libre ; liberté encouragée par celle que montre Negri – une liberté pas seulement théorique, mais politique aussi.

Il y a dans ce livre une énergie rare, qui contraste avec le recul de l’orientation révolutionnaire dans les années 1970. Aucun recul – aucune « mort du politique », comme on disait beaucoup alors, comme le disaient alors surtout ceux qu’elle arrangeait ; au contraire, une volonté d’affirmation réitérée et réorientée. Laquelle prend appui sur mai 1968, tenu ici comme l’élan non démenti pour une exploration personnelle et sociale des nouvelles subjectivités collectives : « C’est donc un monde en pleine mutation qui a commencé en expansion en 68 et qui, depuis lors, à travers des transformations incessantes, des échecs et des réussites de toutes sortes, s’est efforcé de tresser un réseau inédit d’alliance au sein de la multitude des composantes singulières qui s’accrochent à lui. Telle est la nouvelle politique : l’exigence d’une requalification des luttes de base en vue de la conquête continue d’espaces de liberté, de démocratie et de créativité. » Telle pourrait être le résumé de ce livre, où figurent les mots « espaces de liberté », qui en constituent le titre, « alliance », qui a failli le constituer (initialement prévu de s’appeler Les Nouvelles alliances), « multitude » enfin, mot sur lequel aurait bien pu continuer de s’appuyer la réflexion longue et résolue que Negri et Guattari étaient tous deux déterminés à poursuivre. Politique que tous deux s’accordent à qualifier de « communiste » (ce sera d’ailleurs le titre de l’édition américaine des Nouveaux espaces de liberté, en 1990 : Communists like us) ; qualification déroutante en ces années ; communisme défini ici comme « expérimentation de la subjectivation la plus intense », comme « maximisation des processus de singularisation », comme « manifestation du singulier comme multiplicité, comme mobilité, variabilité spatio-temporelle et créativité »…

Longue analyse critique de ce que sont les années 1970, aussi bien du côté de la domination que, déjà, les auteurs désignent comme « capitalisme mondial intégré » (le « CMI ») que du côté des luttes de classe et des raisons de leurs échecs ; du côté enfin de l’échec par excellence ou de l’échec à la puissance deux que fut ce qu’ils appellent la « césure » désastreuse (« la plus profonde et la plus folle ») du terrorisme – très intéressantes pages sur celui-ci que tous deux condamnent sur un mode analogue à celui de Debord (notons en passant que c’est Negri qui était alors condamné et emprisonné) ; qu’ils accusent d’avoir reconduit les vieilles ossifications étatiques léninistes, au détriment des « processus révolutionnaires qui avaient commencé de détotaliser, de détérritorialiser » les anciennes « stratifications du pouvoir ». Le livre s’achève par des « propositions pour vivre et penser autrement » qu’on peut regarder comme un programme politique pour une époque où celle-ci était réputée morte. Et pour toute époque où elle le serait…

S’ajoutent à celui-ci, qui en font partie et le prolongent : « Des libertés en Europe », de Félix Guattari ; la « Lettre archéologique », adressée par Toni Negri, depuis sa prison, et pour qu’il la lise au public, à Guattari qui présentait le livre au Canada ; et la « Postface » à l’édition américaine de 1990 du seul Toni Negri. Cette importante postface de Toni Negri est la mieux à même de resituer, vingt-cinq ans après le livre, l’enjeu de celui-ci dans son époque. En voici le début :

« Rome, Prison de Rebibbia / Paris, 1983-1984 : cette note chronologique, qui conclut notre texte français de 1985, n’a rien de forcé. Le dialogue entre les deux auteurs ne s’était pas interrompu au cours des longues années durant lesquelles l’un d’eux était emprisonné. À vrai dire, nous avions décidé, pendant la dernière année de cet emprisonnement, d’œuvrer ensemble à une réflexion sur la continuité du programme politique communiste, contre la répression et malgré ses effets. Quand l’un de nous passa de la prison à l’exil, il devint possible, en 1984, de rendre effectif ce projet de collaboration.
C’est ainsi que naquit ce texte. La continuité du programme communiste, le souvenir de nos combats et une fidélité politique et éthique à l’option révolutionnaire furent autant de liens qui relancèrent nos discussions comme notre amitié. Faut-il rappeler combien cette période était sombre. En Italie, les années que l’on qualifiait de plomb semblaient ne jamais toucher à leur fin, et avec elles le climat social et politique, plombé lui aussi. En France, les sociodémocrates avaient délaissé le programme de profond renouveau social qui avait motivé leur accession au pouvoir, pour mener à bien les sinistres tâches de restructuration confiées à eux par le capital. Au sein de l’Alliance Atlantique, Reagan et Thatcher étaient au faîte de leurs épopées réactionnaires. Et en URSS (nous pouvons le percevoir maintenant), ceux qui allaient se révéler être les derniers – mais non moins féroces – tenants du stalinisme exerçaient encore les vestiges de leur pouvoir.
Rien ne semblait pouvoir ébranler cette terrible immobilité – à l’exception de quelques bruits de fond épisodiques, de quelques conflits « locaux » ou « limités » comme le « petit » bain de sang entre l’Iran et l’Irak, la résurgence du cannibalisme collectif en Asie du Sud-Est ou encore le fascisme et l’« apartheid » latino-américains et sud-africains. Nous vivions une époque de contre-révolution permanente. Les nouveaux mouvements qui allaient émerger dans la seconde moitié des années 1980 – riches d’aspirations diverses à la mobilité et à l’auto-organisation, à l’antiracisme, au non-matériel… – étaient encore en gestation, invisibles à notre horizon.
À l’inverse, on assistait à la persistance affaiblie, pathétique, désespérée, de ceux qui avaient survécu aux années 1970.
C’est très précisément à l’encontre de ce contexte que nous décidâmes, une fois encore, de prendre la révolution pour sujet d’écriture et de renouveler les discours de l’espoir.
Car nos textes appelaient bel et bien à l’espoir, et même à l’échappée, au sens positif du terme. Cependant personne, pas même nos amis, ne semblait comprendre notre position, que l’on considérait comme étrange, impromptue, passée de mode. Mais nous ne nous préoccupions pas de ces objections. Un unique projet nous accaparait : celui de reconstituer un noyau dur, aussi petit soit-il, de militantisme et de subjectivité en devenir. Cela impliquait de surmonter la défaite politique des années 1970, en particulier là où elle avait généré, dans le camp capitaliste, une idéologie de la repentance, de la trahison et de l’auto-apitoiement, saupoudrée des valeurs « faibles » récemment venues au goût du jour – rapport cynique à l’éthique, relativisme politique, réalisme monétaire.
En jouant la carte de la naïveté, nous affirmions qu’il était encore possible de vivre et de produire la subjectivité révolutionnaire.
S’il s’agissait là du fond de notre message, la manière dont nous exprimions et objectivions notre désir n’en demeure pas moins digne d’intérêt. En nous relisant aujourd’hui, nous remarquons combien les thèmes choisis dans notre analyse, combien le programme d’action que nous proposions, étaient et restent essentiellement fondés. En d’autres mots, la manière dont nous avions décrit les modes de production, le système de la domination, et la crise qui leur était inhérente – ou encore, d’un autre côté, les perspectives que nous devinions pour le développement des organisations alternatives, de même que notre point de vue sur les processus constitutifs du nouveau sujet, sur ses qualités productives, et sur le système culturel qui allait le former – tous ces points de notre analyse, et leur articulation, s’avèrent avoir saisi les tendances à l’œuvre. Si erreur il y eut, ce fut d’incomplétude : nous n’avions pas osé pousser ces tendances assez loin, notre imagination ne s’était pas faite assez révolutionnaire.
 »

Recension par Joël Jégouzo [blog], le 30/11/10.

Éditeur : Éditions Lignes
Prix : 16,00 €
Format : 11 x 18 cm
Nombre de pages : 224 pages
Édition courante : 18 novembre 2010
ISBN : 978-2-35526-058-2
EAN : 9782355260582