« Ce qui vient » : soit le titre de ce numéro de Lignes, son soixante-douzième numéro, depuis 2000 du moins, date du commencement de sa seconde série, mais le cent dixième si l’on compte la première avec.
Pour autant, pas qu’un numéro de plus, le dernier.
Facile ni à décider ni à dire, même y pensant depuis un moment, a fortiori quand rien n’y oblige.
D’autant moins facile à décider et dire que ce numéro n’est pas le dernier d’une histoire courte, qui l’est au contraire d’une histoire qui a commencé en 1987, il y a trente-sept ans, a uni et unit encore des personnes auxquelles ne manquent, ou presque, que celles qui ont hélas disparu (d’autres se sont dispersées que la surenchère aura attiré, à leurs détriments). Histoire si ancienne, donc, que peu sont à l’avoir connu toute, peu de même à y avoir tout entière participé.
Décision que dicte quoi ? Le temps qui passe, bien sûr, qui ne passe pas moins sur les œuvres (et une revue est une œuvre aussi bien, et complexe, et fragile, parce que collective) que sur les êtres, lesquelles ne vieillissent pas moins – de combien qui existent encore peut-on le dire qui survivent poussivement aux raisons qui les ont fait naître ?
Que dicte aussi la désaffection manifeste dont elles sont, et depuis longtemps déjà, l’objet. La désaffection, surtout, des revues « papier », de moins en moins lues (comment savoir si les revues « numériques » leur survivront mieux : un clic ne fait pas une lecture, et n’est pas encore égal à un abonnement ou à un achat en libraire). Le fait est que les tirages ont terriblement baissé au long de toutes ces années. Durant les douze premières années de la revue, qui sont aussi les douze dernières du xxesiècle, il n’était pas rare que 1 500 exemplaires d’un numéro aient été vite épuisés ; 25 ans plus tard, il est rare qu’un tirage de 750 le soit, s’agissant de Lignes du moins (très grande discrétion sur ces sujets-là dans le monde de l’édition, de toute façon, l’un des plus pudibonds qui soit, quelque effort qu’il ait fait pour se mettre à la page du commerce de gros – une escouade aura été formée de vérificateurs des coûts et dépenses devant laquelle toute l’édition ou presque aura dû fléchir le genou).
Il faut dire que la presse écrite était considérable alors, qui ne doutait pas que se jouait dans les revues d’idées l’essentiel de la pensée intellectuelle-politique vivante, qui y renvoyait régulièrement. Des rubriques hebdomadaires existaient pour cela, qu’ont tenues des Olivier Corpet, Pierre Lepape, Patrick Kéchichian, etc., dans les plus lus des quotidiens, Maurice Nadeau, même. Plus rien de cela depuis de longues années déjà.
Faits manifestes, massifs.
Plus décisif, assez décisif pour en finir : l’impossibilité d’envisager que Lignes continue de paraître quand l’extrême droite et la droite unies (qui le sont déjà de bien des façons) seront au pouvoir en France (comme de plus en plus partout et tout proche, en Italie, en Espagne même, qui ont pourtant payé pour savoir ce qu’il en était), alors que Lignes est très exactement née contre cette hypothèse. Pour mémoire (pour celle de ceux qui en ont l’âge) : le numéro 2 (1987), contre une révision dudit « code de la nationalité » ; le numéro 4, « Les extrêmes droites en France et en Europe » (1988) ; le numéro 15 : « Vers le fascisme » (1992), etc. S’intercalant, combien de numéros sur les exécrables capitulations des gauches successives ? S’intercalant aussi, pas moins importants : « Éloge de l’irréligion », en soutien à Salman Rushdie (écrivain condamné à mort pour ses Versets sataniques), etc. Cette ligne (ces lignes – de là le pluriel originaire), jamais Lignes n’y aura dérogé, au risque même, parfois, de prendre à revers quiconque lui était acquis, acquisition dont elle ne s’est jamais suffi, ne serait-ce que parce que la pensée n’est pas faite pour que tout ne soit pas à chaque instant toujours remis en jeu (différence, essentielle, entre l’opinion et la pensée).
Rien ne se sera passé aussi vite qu’on l’a craint, il faut le reconnaître (l’histoire ne va pas toujours aussi vite qu’elle le pourrait pourtant, et trente ans sont longs du point de vue de la vie d’une revue, sinon de l’histoire). Rien ne se sera passé aussi vite, mais on y est, nul n’en doute plus, les sondages y préparent et une impatience se ressent : ce n’est pas l’insurrection qui sera venue, ni viendra (laquelle d’ailleurs, et de quoi ?), comme candidement annoncée par quelques abstracteurs idéalistes, mais la surréaction. La situation ne sera pas, elle n’est pas et plus insurrectionnelle, elle est, elle sera surréactionnelle : nationaliste, raciste, religieuse, antisémite, etc. Ce qui s’ensuivra : une guerre de tous contre tous, en attaque, s’accusant chacun de quoi, en défense de qui, se défendant comment, confuse en tous les cas, à tous les points de vue. C’est tout une pandémie qu’il faut imaginer (l’époque est à avoir celles-ci pour métaphores), à laquelle la pensée ne sera plus d’aucune façon intéressée, à laquelle elle ne pourra plus prétendre prendre aucune part réelle, encore moins efficace.
Ce que dit « Ce qui vient », ici, titre du énième numéro de Lignes.
Qui dit aussi que c’est par lui que Lignes disparaît.
Michel Surya
Table
Michel Surya, Commencement et fin. Présentation
Étienne Balibar & Bertrand Ogilvie, Ce qui vient : le pire, sans recours ?
Enzo Traverso, Ce qui vient, c’est l’inconnu
Susanna Lindberg, Jouer avec le feu
Gérard Bensussan, S’arrêter
Christiane Vollaire, Les mouvements de sans-papiers : une nouvelle internationale
Jean-Philippe Milet, Vers la contre-révolution française
Sophie Wahnich, Il en aura fallu du courage pour devenir rebelle
Philippe Corcuff, Parcours en Lignes
Robert Harvey, Richesse du possible
Mathilde Girard, Solitude, émeutes, anarchie
Jacques Brou, Fais attention en traversant
Nicole Abravanel, Drôles d’anniversaires
François-David Sebbah, Quelques mots pour terminer, pour commencer
Frédéric Neyrat, Ça sent le fascisme, non ?
Pierre-Damien Huyghe, Un nouveau genre de colonie
Georges Didi-Huberman, Où passent les possibles
Philippe Beck, Texte soustrait à l’époque
Philippe Blanchon, L’amour & l’art & la pensée
Martin Crowley, Après l’ignorance
Cécile Canut, Ce qui contrevient
Marc Nichanian, Elle est ce qui vient
Jérôme Lèbre, La montée des continentalismes
André Hirt, Les yeux du présent
Alain Hobé, Ce qui vient vient
Véronique Bergen, Ce qui vient
Yves Dupeux, L’imminence de ce qui vient, politiquement
Adrian May, Une transformation affective
Stéphane Massonet, Ce qui vient, entre les lignes…
Alain Jugnon, Vogelfrei ou Nietzsche, mon prochain
Lambert Clet, Sur une disjonction exclusive
Christian Prigent, Le poète à réaction
Claude Calame, Le rejet des personnes contraintes à l’exil qui viennent à nous : un déni d’humanité
Emmanuel Laugier, Senza vergogna
Alphonse Clarou, L’écriture du communisme
Boyan Manchev, Le Navire à venir
Collectif, Navire Avenir
Jacob Rogozinski, Lignes de résistance
Michel Surya & Alphonse Clarou, De la dé-pensée