La désorientation politique est telle que même ceci pouvait arriver (qui l’est, en effet) : non pas qu’on ne progressât plus (il y a longtemps que c’est le cas déjà), mais qu’on régressât, et d’un coup, ou vertigineusement cette fois. C’est partout bien sûr qu’on peut le voir : mises en cause d’abord, abrogations ensuite de lois « progressistes » (à défaut d’être révolutionnaires) prises durant les années soixante-dix à quatre-vingt-dix touchant aux libertés individuelles et collectives. Droites et extrêmes droites, de plus en plus souvent et de plus en plus partout coalisées, en Suède comme en Italie il y a peu (en France, quand ?), atteignent au pouvoir et reviennent dessus – qui mettent en outre en place des politiques anti-migratoires (point fort des programmes qu’elles ont en commun et pour lequel elles se seront fait élire). Ces régressions toutefois sont partielles qui relèvent d’un champ politique convenu – le terrain cédé aux réactionnaires et aux fascistes peut tout aussi bien leur être repris par la lutte.
La désorientation dont il est question ici est d’une tout autre sorte et d’une tout autre portée. On l’appellera : « conspirationnisme » ; et « conspirationnistes » ceux (s’appelant ainsi eux-mêmes maintenant) qui disent, et affirment qu’une conspiration a bien cours, qui ne met pas seulement en cause des libertés parmi d’autres, mais la liberté elle-même en son principe, à laquelle il n’y aurait qu’eux à n’avoir pas renoncé, eux seuls refusant de se prêter aux arrangements que les « autorités » (sanitaires et politiques unies – au plus haut point intéressées à cette unité, selon eux) ont ourdis tout le temps qu’a duré et durera la pandémie de la Covid 19…
Lesquels mettent en cause bien autre chose, et d’une tout autre conséquence. La pandémie pour commencer, qui n’aurait pas seulement été instrumentalisée, mais, de toutes pièces, créée. Lesquels mettent également en cause les politiques sanitaires qui lui ont été opposés, pour continuer : vaccins, confinements, etc. Qui ne profiteraient pas qu’à la seule prospérité des laboratoires, mais… Tout le conspirationnisme commence par ce « mais », soit par ce que ceux-ci sauraient et que les autres ne voudraient pas savoir. Clé de voûte de cette architecture conceptuelle hystérique : le transhumanisme, qui ne se paiera pas que de la liberté mais de la vie même du plus grand nombre au profit de celle de quelques-uns (le transhumanisme serait par nature exterminationniste) – soit ce qu’on appelle ici les « Logiques conspirationnistes ».
Étrange politique qui en est née, et étrange littérature (navrante) qui tente de l’établir. Littérature que lisent peu sans doute ceux qui mettent cette politique en jeu, sur les réseaux sociaux davantage que dans la rue. Mais que lisent ceux pour qui c’est un travail politique aussi de lire, qui retrouvent parmi leurs auteurs beaucoup de ceux qu’ils situaient avant à l’ultra-gauche (et pour l’un ou l’autre, des proches). Et ce serait ce qui déconcerte le plus, dans cette désorientation générale : que continuent de se revendiquer de Debord et du situationnisme, par exemple, mais d’Arendt et Adorno aussi bien, des intellectuels que ne gêne plus de se mêler à l’extrême droite – vieille et rance alliance, qu’une gauche radicale ravive qui ne se voit pas plus d’avenir qu’on ne lui connaît maintenant de pensée. Presque prête à aller chercher la révolution à l’extrême droite qui lui est restée introuvable à l’extrême gauche.
Numéro conçu et réalisé par :
Boyan Manchev, Frédéric Neyrat, Jacob Rogozinski & Michel Surya
Avec :
Jacob Rogozinski, Frank Chouraqui, Boyan Manchev, Sebastian Dieguez, Sylvain Delouvée, Frédéric Neyrat, Serge Margel, Guillaume Wagner, Camille Rogier, Philippe Corcuff, Dalie Giroux, Paul Memmi, Alphonse Clarou, Christian Prigent, Michel Surya, Paul Bernard-Nouraud