La question de l’amitié a toujours été inscrite au cœur du projet philosophique. Or, l’âge d’or de l’Antiquité passé où l’amitié était placée au cœur de la Cité et de l’activité de pensée, cette question a connu une longue éclipse, est devenu ce qu’il convient d’appeler un « problème perdu ». L’un des principaux apports de Maurice Blanchot fut d’en ménager le retour, de le « réinvestir », à l’intérieur de l’exercice solitaire de l’écriture et de la pensée qui fut le sien.
Cependant, loin de se contenter de réhabiliter l’amitié, Blanchot s’est efforcé de la penser face au désastre, c’est-à-dire face à l’événement hors mesure et hors nomination que fut l’holocauste (le judéocide). Confronté à l’épreuve de l’impensable, l’homme doit en effet faire l’expérience de la finitude, y compris dans la figure de l’ami, qu’il est devenu impossible de regarder sans une certaine méfiance, ou fatigue, tandis que la pensée doit de son côté faire l’expérience de ses limites – comment penser après avoir connu l’impensable ? L’originalité de Blanchot aura été de recréer une communauté de destin entre la pensée et l’amitié, en faisant de cette dernière la condition même de l’exercice de la pensée.
Mais il convient de préciser : traversée par la catastrophe, l’amitié blanchotienne n’est plus amitié pour l’ami, mais amitié pour l’amitié, pour son juste nom qui, au-delà de la figure familière et désormais inquiétante de l’ami, se projette vers l’inconnu. En proposant une amitié affranchie du cadre du visage, du piège de la personnification, Blanchot crée les conditions concrètes pour que la pensée puisse se déployer à nouveau au-delà de sa propre finitude.
Cette rupture blanchotienne, toute une génération, de Gilles Deleuze à Michel Foucault en passant par Jacques Derrida, va en assumer l’héritage. Cette génération, que les Américains ont regroupé sous le label de « french theory » et qu’Olivier Jacquemond nomme la « drôle de génération », va en effet introduire l’amitié dans la pensée comme une force impersonnelle travaillant au cœur de celle-ci afin de la prémunir contre certaines de ses tentations centripètes, ou totalitaires.
Dès lors, et bien qu’elle ne soit pas pour autant revenue au cœur de la Cité, l’amitié incarne – comme Jacques Rancière et Miguel Abensour aident à le penser – une forme de résistance à toute forme de domination, une fièvre du lien politique, dont mai 1968 fut l’expression la plus aboutie.