C’est ici sur une petite partie de l’œuvre d’Henri Lefebvre que nous attirons aujourd’hui l’attention, un moment peut-être seulement, mais fascinant, dont un autre livre étrange et immense témoigne (La Somme et le reste, paru en 1959, culte pour ceux qui l’ont lu, à peu près sans équivalent – mémoire, poème, confession, autocritique, pure prophétie). Moment d’un précipité historico-intellectuel, qu’on peut sans mal identifier à la fin de l’hégémonie idéologique communiste et au commencement de sa critique situationniste-libertaire.
Lors de son départ en 1958, Lefebvre n’est certes pas le seul à se trouver exclu du PCF, par trop orthodoxe, mais nul ne le fait avec plus d’éclat que lui (il était alors sans doute le seul intellectuel communiste digne de ce nom) : La Somme et le reste a cet éclat ; les quelques articles qu’il donne alors, aux Temps modernes ou à la NRF l’ont également. L’un d’eux s’intitule « Vers un romantisme révolutionnaire » ; c’est de celui-ci que nous formons ce petit livre.
Titre autant que mot d’ordre : il est donc possible de sortir du parti sur sa gauche, autrement dit en restant révolutionnaire, en le restant de telle sorte que ce soit le Parti lui-même qui passe alors pour tout sauf révolutionnaire – bref, en « reprenant », c’est le mot de Lefebvre, le marxisme aux communistes.
Le XXe congrès du PCUS et la dénonciation des crimes de Staline, puis l’écrasement de Budapest sont passés par là : Henri Lefebvre peut alors affirmer avec sa liberté retrouvée : « Un passé disparaît ; un horizon nouveau monte devant nous. » Nouveau, l’horizon ne peut pas ne pas l’être, maintenant que l’« idéal éclatant » du communisme « s’est terni jusque dans le cœur de ses partisans les plus fidèles et les plus sincères » ; qu’il « s’est flétri ». Horizon sur la ligne duquel l’homme ne cesse pas lui-même d’être nouveau. Mais c’est d’une autre nouveauté qu’il faut qu’un tel homme se dote pour que cet horizon ne constitue pas une erreur de plus.
La nouveauté de ce « nouvel homme nouveau » (romantique et révolutionnaire) par rapport à celle de l’ancien homme nouveau (dogmatique et réactionnaire), c’est qu’il sera celui du « désaccord lucide et des contradictions approfondies » et non plus celui de « l’accord forcé dépouillé de ses contradictions par un miracle idéologique ». Et Henri Lefebvre poursuit son exploration au moyen d’un syntagme conjurant par avance tout durcissement, toute sclérose : le nouvel homme nouveau sera l’homme « en proie au possible » par opposition à l’ancien, lequel était l’homme « en proie au passé ». Possible qu’il distingue et clive en « possible-possible » et en « possible-impossible » – ce dernier, dit-il, « proposera autant un style de vie qu’un style dans l’art ».
Peu importe à la vérité ce qu’étaient les propriétés de l’ancien romantisme, puisqu’il s’agit, après s’en être inspiré, de s’en déprendre ; qu’il suffise de savoir que, au nombre des propriétés du romantisme nouveau auquel il en appelle comme à cela seul qui est susceptible de sauver la révolution, comptent la « lucidité critique », les « concepts » – gage de la pensée qui avait fini par être tenue pour rien –, « l’imagination et le rêve », et l’art. Références proscrites par le Parti, par lesquelles Lefebvre renoue avec la tentation qui fut celle de sa jeunesse : d’une pensée « libertaire » proche du surréalisme. Qu’on en juge : « La jeunesse aussi est en proie au possible, et le possible la dévore » ; un désespoir nouveau doit s’exprimer, conclut-il, en « rage, frénésie » (annonce des « enragés » de Mai ?) : « Nous affirmons la beauté et la grandeur intrinsèque de la vie moderne, en tant qu’instables, problématiques et déchirées entre le passé et l’avenir. » Ce bréviaire vaut pour aujourd’hui.
La présentation est signée par le meilleur spécialiste français d’Henri Lefebvre, Rémi Hess, et par sa fille, Charlotte Hess, spécialiste du romantisme allemand. Rémi Hess a rencontré Henri Lefebvre en 1967.
Henri Lefebvre (1901-1991) s’engage dès 1924 en participant à la création de la revue d’avant-garde Philosophies. Entré au PCF en 1928, il en est exclu en 1958, et anime alors la revue Arguments grâce à laquelle le marxisme va se déstaliniser et se « gauchiser ». Il enseigne ensuite à Strasbourg et à Nanterre où il pense tout ce qui se pensera d’abord sous le titre du situationnisme. Rencontres avec Debord, décisive pour celui-ci, puis avec Baudrillard, qu’il influence. Son œuvre s’articule principalement autour d’un objet jusque-là tenu pour négligeable dans la pensée philosophique en général, dans la pensée marxiste en particulier : la vie quotidienne. Le premier tome de sa Critique de la vie quotidienne date de 1947, le second de 1962, le troisième de 1981. Le Droit à la ville date de 1968, La Révolution urbaine, de 1970, Production de l’espace, de 1974.
Recension par Sylvain Quissol sur Zones-subversives [8 janvier 2012]
Recension par Jacques-Olivier Bégot dans Les Lettres Françaises [9 février 2012]