Sophie Wahnich plaide, écrit et agit pour une autre conception de l’histoire, qui, comme elle le dit dans ce livre, « à la manière de Walter Benjamin, fait du passé une catégorie du temps contemporaine du présent. Les périodes du passé, selon cette conception, sont alors des laboratoires à revisiter à la manière de l’anachronisme contrôlé de Nicole Loraux. Revenir vers le présent lesté des questions que se posaient les Athéniens ou les révolutionnaires français, pour voir comment elles peuvent résonner avec nos questions. »
La méthode est ainsi posée, qui tient aussi du projet – intellectuel et politique. Méthode et projet que Le Radeau démocratique illustre exemplairement, qui rassemble, en forme de chroniques, les textes que Sophie Wahnich a écrits depuis quelque 25 ans : depuis, précisément, la grève des cheminots de 1995, d’une part, et la mémoire de la marche pour l’Égalité et contre le racisme de 1983, d’autre part. Autres thèmes sur lesquels ces chroniques – nombreuses et variées – reviennent, ponctuant le travail de recherche et accompagnant les différents chantiers historiens conduits par l’auteur : la Terreur ; le peuple patient de la période révolutionnaire française ; la transmission de cette période ; l’amnistie ; les musées d’histoire des guerres.
Chroniques vives et sensibles, écrites au plus près des faits, dans le but de protéger ceux qui viennent d’ailleurs et à qui on refuse d’être d’ici ; de défendre un désir d’égalité jamais atteinte, et qui régresse au contraire ; de sauver la mémoire des morts mis en danger par la falsification de l’histoire ; de raviver un vécu, celui de tout un chacun quand il foule un certain sol touristique européen, fait de guerres et de dénis de leurs traces physiques et psychiques ; de conforter l’idée de peuple ; de comprendre d’où vient notre rapport au partage droite/gauche, à l’universel, et comment ces mots simples et forts sont devenus confus et indisponibles ; d’analyser comment la démocratie ne nous est pas seulement confisquée par la dette et les financiers de la BCE, mais par une langue qui falsifie la perception du monde et fait oublier la grandeur de la démocratie, fait oublier la voix de la vérité comme voix du peuple, fait oublier que le peuple n’est pas une collection d’habitants en colère, mais une institution de l’être au monde politique qui vise la liberté réciproque, les conditions d’un bonheur commun et la félicité individuelle.
De fait, si quelques belles expériences démocratiques ont existé durant ces quelque 25 années, force est de constater qu’elles se raréfient – la fragile embarcation démocratique semble inexorablement se transformer en « radeau » (mais ce mot ne cherche pas à désespérer : le radeau, c’est aussi ce qui vient après le naufrage, ce qui lui survit). Pas une lamentation donc, mais, au contraire, un effort de compréhension et d’interprétation de ce qui se passe, des chausse-trapes de l’histoire ; mais aussi de ses ressources pour résister à l’oppression et agir là où, si le monde change, il change aussi par nous.
Ces chroniques dessinent ainsi une ligne de vie intellectuelle et politique où le travail de l’historienne s’écarte des règles académiques pour mettre en œuvre une dialectique des temps, où c’est l’inquiétude du présent qui fait du savoir sur l’histoire une ressource pour penser et argumenter. Elles ont d’abord paru dans des revues (ces lieux où le savoir n’a pas vocation à neutraliser la position subjective, et donc politique et poétique, de celui qui écrit : les revues Lignes, sur un mode inaugural, Contretemps, Vacarme et L’homme et la société, qui ont permis et encouragé l’usage d’une langue plus déliée ou plus reliée à la poétique de la politique.
Recension de jacques Munier le 13 février 2017 dans Le Journal des idées sur France Culture :