Études, souvenirs… Ce sont certes les mots qu’il faut pour dire de quoi est fait un livre, comment il est fait. Il doit pourtant pouvoir arriver qu’un souvenir ait le caractère de l’étude, et une étude la valeur du souvenir. Non pas parce que tout pourrait, par la grâce de l’écriture de Bernard Noël, diffluer, courir sous la terre des mots, pour reparaître, métamorphosé (la pensée en poésie, la poésie en pensée), dans une sorte d’indifférenciation œcuménique. Mais parce qu’étude et souvenir, lettre ou courte nouvelle, poème et réflexion, c’est tout écrit, quels qu’en soient la forme ou le genre, qui en appelle à l’engagement de tout le corps dans la langue, et de toute langue dans le corps.
C’est ce que coûte la grande pensée. Il faut le redire à chaque fois qu’un grand livre, ou le livre d’un futur grand écrivain, en offre l’occasion : pour que la pensée reste grande, il faut qu’elle ne se désincarne pas. Toute grande pensée a besoin de la chair, des nerfs, du sang et du sexe. Sans quoi elle n’est que piètre parodie. « Je voulais penser avec mon corps », écrit Bernard Noël dès l’âge de 20 ans, d’une façon à laquelle c’est toute son œuvre qui restera indéfectiblement fidèle. Ou encore : « L’esprit a gangrené la chair. Qui nous libérera de la tare de l’esprit. » L’esprit, parce que taré, parce que la tare même du corps, lequel est et est toute la pensée, se doit d’être évacué, effacé, oublié…
Poète, dit-on de Bernard Noël (l’un des plus grands, ne dit-on pas moins). Oui, mais à la condition qu’on dise que la poésie serait alors : tamis, râpe, laminoir de la langue. Supplice de la pensée au sens de Kafka dans La Colonie pénitentiaire (où le texte s’écrit à même la chair). C’est-à-dire de la poésie s’exposant à l’expérience de la vérité de la langue, laquelle est seule à la détenir et que le sens (la pensée) ne détient que par elle, grâce à elle. Tout dès lors est matière de cette matière de langue. C’est ainsi qu’il peut alors écrire, là encore d’un façon dont il ne s’éloignera plus quoiqu’il soit encore alors un très jeune écrivain : « Notre corps est de la matière qui se pense. »
Le Lieu des signes est un peu comme un premier livre de Bernard Noël (en ce sens que c’est là que sont réunis ses premiers textes). Nous lui donnerons ici, dans notre édition, le titre de volume 1. Parce qu’il sera suivi, sous le même titre, d’autres volumes, regroupant de la même façon et obéissant au choix de leur auteur, des textes dont on redira alors, mais avec les mêmes réserves qu’ils sont : étude, souvenir, courtes nouvelles, réflexions sur la poésie.
LE LIEU DES SIGNES
En librairie le 3 janvier 2006
Le Lieu des signes rassemble des études sur Bataille, Lawrence, des souvenirs en forme de lettre, de courtes nouvelles, des réflexions sur la création littéraire, écrits de 1950 à 1970. Ces textes de jeunesse dessinent les contours d’une écriture du corps, de la matière, à laquelle Bernard Noël s’est tenu depuis.