Assiste-t-on à une ethnicisation de la France ? Assurément, répond Jean-Loup Amselle dans son dernier ouvrage publié chez Lignes, lequel arrive à point nommé en ce début d’année électorale, ouvrant de manière frontale une question majeure encore trop souvent cantonnée à quelques spécialistes autour des statistiques ethniques et qui pourtant touche pleinement les choix politiques que la France devra prendre demain : universalisme ou particularisme ?
Derrière cette alternative trop rapidement dressée, se cache un vrai débat que les Français devront prendre à bras le corps parce qu’il est bien plus qu’une polémique médiatique et vendeuse. Il s’agit de savoir si le modèle du multiculturalisme, reposant sur l’irréductibilité des « cultures » et des « identités » que bien des penseurs américains ont eux-mêmes mis en doute, doit s’imposer pour l’avenir de la France. Et l’état des lieux que dresse Jean-Loup Amselle sous plusieurs angles est clair : la division des Français sous le paradigme de la différence essentialisée est en marche, il s’accélère, les multiples séquences politiques de ces derniers temps (identité française, Roms, burqa, ...) en témoignent.
Ce livre n’est pas flatteur, il ne cherche pas à séduire aux dépens de ceux qui le lisent, il est sans concession : sans fard quant à la situation des populations prises entre le marteau du multiculturalisme et l’enclume des pressions économiques, sans illusion quant au devenir de l’universalisme et des fondements de la République. En effet, pour Jean-Loup Amselle, la république ne peut guère s’accommoder de la fragmentation que le multiculturalisme lui impose : « À la fois pas assez universel et pas assez particulariste, l’État républicain [...] est cerné de toute part », note-t-il. Le multiculturalisme est, en outre, à double détente. Il offre à penser au plus simple et néanmoins soumet aux injonctions les plus intenables : il soumet les appartenances qu’il voudrait étanches à des tiraillements, des crispations sous la forme de revendications identitaires inabouties dont « l’identité nationale », drapée de vertu irénique, est seule à même de racheter les acteurs. En jouant le jeu de la fragmentation, il permet « de surfer sur les attentes du corps social hexagonal en conjoignant les aspirations des différents électorats qui le composent ou en lesquels on les divise ».
Si l’auteur, dans la continuité d’un travail mené depuis de longues années, tient des positions aussi peu conformes à l’air du temps, c’est qu’il y voit, et nous le voyons avec lui, l’une des questions majeures de notre temps. L’empressement des gouvernements actuels à tout retirer du social, ou à retirer le social de tout, est révélateur d’une volonté de substituer aux fluctuations sociales un retour au natif : retour à l’origine, au sang et à la terre-mère, retour à l’Un. Margaret Thatcher l’avait dit en son temps : « Il n’y a pas de société, il n’y a que des individus ». Son épigone d’aujourd’hui, David Cameron, en donne une autre version avec la « culture » comme responsable des émeutes, alors que Nicolas Sarkozy labellisait l’été dernier à Grenoble des « Français d’origine étrangère ».
Les entrepreneurs de l’identité, plus qu’ils n’en définissent les contours, en font l’instrument d’une politique opportuniste. Car les tenant des identités fixes rassurent en temps de crise : se rattacher à un groupe, fût-il inventé par le pouvoir afin d’assigner et de ficher des « corps étrangers », permet de construire une fiction communautaire lorsque l’on ne compte pour rien dans la société. La porte est de la sorte ouverte aux représentations. Comme avait pu le remarquer Jacques Rancière, les figures de la subjectivation s’exposent toujours à la tentation de retomber dans la substantialisation identitaire. Et si le peuple comme ethnos rôde toujours, le peuple comme démos, le peuple révolutionnaire, reste traversé par cette contradiction. Lorsque l’ethnie se substitue au social, on assiste à la mise en place d’une mécanique auto-réalisatrice : parler des ethnies, c’est presque déjà leur prêter sens et forme. Car le pouvoir des identités et des discours qui les enrobent est mal jugulable : « Par l’effet d’un jeu de miroirs entre l’État et les médias d’une part et les porte-parole des communautés d’autre part s’est mis ainsi en place un processus d’auto-réalisation de groupes qui ne doivent leur existence qu’à la seule valeur performative des discours qui sont tenus sur eux », nous rappelle Jean-Loup Amselle.
N’en doutons pas : l’anthropologue aborde des questions qui dérangent, et qui dérangent d’autant plus qu’elles contreviennent à des discours rôdés, s’offrant comme un prêt-à-penser aisément manipulable et dont la force tient en sa simplicité : certains auront toujours beau jeu d’opposer à la complexité du social la disposition organique qu’ils voudraient voir prendre sa place. La question de la diversité, qui peut procéder d’un souci de tolérance, n’en constitue pas moins une chausse-trappe. Elle abuse de son sens en se formulant à partir de catégories - de cultures - modélisées et préservées malgré l’histoire et ses impondérables : les cultures comme autant de conservatoires que l’événement menace.
Là est bien l’enjeu d’un débat décisif dans le champ politique aujourd’hui. Si la gauche s’assortit si mal de la prévalence multiculturaliste, c’est bien qu’elle vient se mettre en travers de ce qui a fait son histoire. Elle se voit là comme l’âne de Buridan dans le désarroi d’un choix impossible : les atermoiements de ses porte-parole offrent l’image de la pusillanimité devant la conversion qu’ils voient s’imposer à eux. Et le manteau d’Arlequin du multiculturalisme, sa séduisante bigarrure, pourrait bien être aussi la tunique de Nessos dont la gauche ne pourra se défaire sans se défaire elle-même.
Pourtant rappelons-le : le peuple, vers lequel beaucoup se tournent, ne peut être qu’institué dans le mouvement d’une désidentification permanente, c’est-à-dire issu ni du même, ni de l’autre, mais de l’exigence « d’être toujours tous ce que nous ne sommes pas » (G. Bras). C’est-à-dire à l’aune de sa libération des déterminismes, d’où qu’ils soient. Gageons que la parole de Jean-Loup Amselle sera entendue et qu’elle suscitera les débats que son acuité nécessite.
Cécile Canut (texte publié sur Médiapart le 4 septembre 2011)