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lettre d'information

Attaques sur Freud ou la philosophie au bulldozer

Ce qui nous gêne dans le récent assaut mené contre Freud n’est pas qu’on nous propose critique et discussion, tant historique que théorique. C’est plutôt qu’en vérité la charge massive et qui se veut accablante fait disparaître son objet même. « Freud », ce n’est ni simplement une vie, ni simplement une doctrine, ni simplement une éventuelle secrète contradiction des deux. Freud, c’est un travail de pensée, c’est un effort - particulièrement complexe, difficile, jamais assuré de ses résultats (moins sans doute que la grande majorité des penseurs, théoriciens, philosophes, comme on voudra les nommer) - et c’est un effort tel qu’il n’a pas cessé d’ouvrir, au-delà de Freud lui-même, un foisonnement de recherches dont les motifs ont été de très diverses manières de demander : « Au fond, de quoi s’agit-il ? Comment peut-on travailler plus avant cette immense friche ? »

Nous n’entrons pas ici dans le débat technique, historique, épistémologique. D’autres sont mieux qualifiés pour le faire. Ce que nous voulons dire est plus large. En effet, il en va de même pour Freud que pour Kant au gré de M.Onfray qui croit avoir hérité du marteau de Nietzsche (auquel d’ailleurs, heureusement, Nietzsche ne se réduit pas). On prélève, figé, ce qui sert la thèse et on ignore avec superbe tout ce qui chez l’auteur et après lui a déplacé, compliqué voire transformé la donne. Mais en vérité, c’est la philosophie tout entière qui est soumise à ce traitement. Faisant jouer un ressort bien connu, on dénonce la domination des « grands » et l’abaissement où ils ont tenu les « petits », vifs et joyeux trublions de l’austère célébration de l’« être », de la « vérité » et de toutes autres machines à brimer les corps et à favoriser les passions tristes. On sera donc hédoniste (un « isme » de plus, c’est peu prudent, mais on n’y prend pas garde) et on secouera d’un rire dionysiaque la raide ordonnance apollinienne de ce qui se donne comme « la » philosophie. Nietzsche, pourtant, est bien loin de seulement opposer Dionysos et Apollon : mais ici comme ailleurs, on ne va pas se compliquer les choses, il faut seulement frapper.

On ne veut rien savoir de ceci, que les philosophes n’ont jamais cessé d’interroger, de mettre en question, de déconstruire ou de remettre en jeu « la » philosophie elle-même. En vérité, la philosophie, loin d’être succession de quelques « vues » ou « systèmes », est toujours d’abord relance - et relance sans garantie - d’un questionnement sur elle-même. Cela s’atteste avec chaque « grande » pensée. C’est pourquoi il n’est jamais simplement possible de déclarer qu’on tient la vraie, la bonne « philosophie ».

Encore moins est-il possible de réduire une œuvre de pensée à néant lorsqu’elle a fait ses preuves de fécondité - bien entendu, avec toutes les difficultés, incertitudes, apories ou défaillances que cette même fécondité fera déceler. Mais notre déglingueur n’en a cure : ce qui lui importe, c’est de dénoncer, de déboulonner et de danser gaiement sur les statues qu’il suppose effondrées. Comme il se doit, cela fait du bruit, cela attire les chalands et avec eux ce qu’on appelle les médias ravis de trouver du scandale aussi dans les imposantes demeures de la « pure pensée ».

Comme il est entendu que le mal est désormais toujours plus ou moins fasciste (ou « totalitaire ») c’est de fascisme qu’on accusera le penseur, lorsqu’on trouve un biais opportun pour le faire. Mais là aussi, le ressort est bien connu : on sait d’avance qu’on ne pourra mieux démolir un auteur, récent ou ancien, qu’en le traitant de fasciste. Le procédé a lui-même quelque chose de - ne disons pas « fasciste » mais au moins doctrinaire, réducteur et oppresseur. Car on n’est pas au large, dans cet espace réputé libertaire : le garde-chiourme et l’anathème y sont postés partout.

Voilà pourquoi nous disons qu’il n’y a pas eu discussion ni critique de Freud, pas plus que de Kant ni de bien d’autres ni pour finir de la philosophie. Il y a un phénomène, un prurit idéologique dont on pourrait d’ailleurs retracer les provenances. Ce n’est même pas que tout soit simplement faux ou condamnable : nous ne parlons d’aucun de ces points de vue. Nous disons seulement qu’on se moque des gens et qu’il est temps de le dire.

La philosophie connaît aujourd’hui une vogue qui favorise ses images publiques, voire publicitaires, ses publications alléchantes, l’idée de quelques recettes possibles de « sagesse ». Il faut d’autant plus se méfier de ce que toutes les vogues libèrent : complaisance, ambiance de foire, grandes gueules. On nous répondra sans doute que nous ne représentons qu’une mince élite nantie, confite dans l’Université, dans la belle âme et le discours savant. Toujours les petits contre les grands et certaine idée du « peuple » (joyeux) contre les (tristes) « doctes ». Non, nous ne sommes ni plus tristes ni plus doctes que le docteur démolisseur. Nous pensons que l’esprit public mérite mieux que d’être assourdi par le fracas de ses bulldozers et qu’il faut lui permettre de retrouver le sens de l’audition.

ETIENNE BALIBAR, ALAIN BADIOU, MICHEL DEGUY, JEAN-LUC NANCY

Texte paru dans Libération (3 mai 2010)

Mise à jour: vendredi 1er janvier 2010