On pourrait s’étonner de voir un anthropologue placer sa discipline sous l’égide du politique – et non de la politique, encore que les deux domaines soient liés –, puisqu’il est censé s’occuper d’un objet lointain, par essence non- ou a- politique : le sauvage, le primitif, le traditionnel, quel que soit le nom que l’on donne à l’altérité ou à l’alternative exotique. En effet, le sauvage en tant qu’autre absolu, peut apparaître comme une alternative à notre monde occidental fatigué, à notre démocratie frappée par la crise de la représentation. Et l’on évoquera ici tous les auteurs, et non des moindres, Lévi-Strauss notamment, qui, dans une filiation primitiviste inspirée de Rousseau, croient trouver dans les sociétés primitives des remèdes à notre mal-être ou à notre désenchantement démocratique. Ces auteurs voient ainsi dans la palabre africaine un substitut avantageux au vote qui, pour eux, à l’inconvénient de cliver le corps social. Dans la même veine, ils cherchent dans les chartes des empires ouest-africains médiévaux des éléments juridiques anticipant sur les droits de l’homme.
Mais ce primitivisme, s’il appartient en propre aux anthropologues les plus conservateurs, n’épargne pas pour autant leurs collègues plus progressistes. Ainsi, la focalisation de Balandier sur la « situation coloniale » de l’Afrique dans les années 1950 ne l’a pas pour autant empêché de développer des vues extrêmement contestables et datées sur l’islam.
C’est en effet un déni d’historicité qui frappe la démarche anthropologique dans son ensemble puisque celle-ci s’est attachée à décrire et à analyser des « cultures » censées être demeurées immuables depuis l’aube des temps. Ce refus de l’histoire, et la dépolitisation qui l’accompagne, se manifeste également dans le domaine des langues et de l’art dans la mesure où ces entités sont considérées hors du temps et sont abstraites des relations qu’elles nouent les unes avec les autres. Le primitivisme interdit ainsi de saisir les réseaux qui expliquent la naissance et la disparition des langues ou encore d’appréhender les liens qui existent entre la représentation du corps sauvage et celle du corps ouvrier, par exemple. Enfin, ce livre ouvre sur la société française contemporaine puisqu’il s’efforce de montrer à l’œuvre ce phénomène de « culturalisation » de la vie politique, intervenu au cours du quinquennat de Sarkozy et qui s’est prolongé au cours de la dernière campagne présidentielle.
Jean-Loup Amselle est anthropologue. Il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et dirige les Cahiers d’études africaines. Il est, entre autres, l’auteur de L’ethnicisation de la France, Éditions Lignes, 2011 ; Rétrovolutions, Stock, 2010 ; L’Occident décroché, Stock, 2008 ; Branchements, Flammarion, 2001 ; Vers un multiculturalisme français, Flammarion, 1996. Il contribue régulièrement à la revue Lignes.
Jean-Loup Amselle est l’invité de l’émission "Licences Politiques" (podcast disponible à partir du 19 septembre 2012), sur Fréquence Protestante.
Recension par Jacques Munier, émission L’essai du jour sur France Culture. (6 septembre 2012)
"Il n’y a pas de pureté originelle", recension par Didier Epsztajn sur Entre les lignes entre les mots. (12 septembre 2012)
Recension par Kamel Bouaouina sur Jetsetmagazine (20 septembre 2012).
Recension par François Warin sur espacestemps.net (octobre 2012).
Interview de Jean-Loup Amselle dans La Nouvelle République (octobre 2012)